AVOCATS 2.0

AVOCATS 2.0

QUE DEVIENT NOTRE LIBERTÉ AVEC L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE?

Les outils d’intelligence artificielle sont-ils une menace pour l’avocat, son indépendance, sa mission de défenseur de ses concitoyens et de leurs libertés ?

 

L’ADN de l’avocat, maître en droit et dans l’art du procès, s’enracine dans son indépendance comme dans sa vocation à défendre les libertés des justiciables. Forme d’aboutissement de la révolution technologique l'intelligence artificielle se définit pour sa part comme l'ensemble des théories et des techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l'intelligence.

La particularité de la confrontation entre l’avocat et l’intelligence artificielle tient à la nature et au rôle du droit. Il y a une conjonction historique et philosophique entre les évolutions de la technique et du droit. Le droit, qui a renoncé à être la science du juste tend à devenir une machinerie toujours plus complexe dont le maniement n’est plus possible sans le recours à la machine, comme si l’homme était devenu incapable de connaître le droit et de le mettre en œuvre par lui-même.

L’analyse de ces évolutions et de leurs modes comme de leurs caractéristiques doivent nous aider à répondre à notre interrogation, tant il est vrai que les libertés ne se conçoivent que dans un contexte déterminé, par rapport à un ordre nécessaire et dans la perspective d’une possible vérité sur cet ordre social.

LE DROIT ART ET SCIENCE DU JUSTE DENATURE EN TECHNIQUE JURIDIQUE.

Pour Aristote puis Cicéron le droit était « l’art du juste ». Avec l’époque moderne, à la suite d’une évolution qui remonte aux philosophes des lumières et au positivisme juridique idéalisé, les lois sont devenues les instruments de la politique, et le droit avec elles. Cette évolution en forme de tête-à-queue est illustrée par la complexité juridique ; l’adage selon lequel nul n’est censé ignorer la loi est devenu un vœu pieux et un leurre. La notion de justice, au sens que les grecs et Cicéron lui avaient donnée, est évacuée. Il n’est d’ailleurs qu’à assister au fonctionnement des procès ou qu’à lire des jugements pour s’en convaincre. Désormais le fonctionnement de l’institution judiciaire a pour objet de rechercher la loi applicable. La justice ne s’entend plus que de la légalité des pratiques des justiciables.

Le droit est devenu une technique parmi tant d’autres ; il n’est plus qu’une technique parmi tant d’autres… Le travail de l’avocat, comme celui du magistrat, sont tributaires de cette technicité. L’intelligence artificielle évolue comme un poisson dans l’eau dans ce fonctionnement débarrassé de l’humain et réduit à la mise en œuvre technique du droit et des lois. La loi de Moore impose son rythme, exponentiel. Ce processus d’évacuation de la justice et progressivement de toute humanité s’accélère, parfois avec la complicité passive du professionnel. L’avocat est petit à petit enfermé dans un rôle engonçant et frustrant, en même temps que fantasmé par le mythe du progrès.

LA NATURE « DISRUPTIVE » DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE.

Le processus de fonctionnement de l’intelligence artificielle doit être examiné de manière détaillée, philosophique, morale et politique. Etape indispensable si nous voulons que les outils de l’« IA » ne restent que des moyens et que l’avocat soit capable de développer son art du procès et son aptitude à poursuivre inlassablement la nécessaire satisfaction du besoin de justice de ses clients.

L’intelligence artificielle est caractérisée par de nombreuses ruptures. Celles-ci sont techniques, épistémologiques, sémantiques, rhétoriques, économiques et anthropologiques. Passons, comme étant acquises pour le lecteur, sur la révolution liée à l’information accessible à tous, et au phénomène des réseaux qui transforment l’exercice professionnel de l’avocat et le contraignent à l’art nouveau de la communication digitale.

Le caractère technique de la rupture a été analysé par Jacques Ellul qui a mis en évidence son automatisme, sa capacité à l’auto accroissement, sa mécanisation et sa nature totalitaire. Dans le domaine juridique, le droit finit par s’effacer devant la pure technique juridique. Et la robotisation annoncée de l’institution judiciaire s’inscrit dans cette logique.

Rupture sémantique ensuite. Pour les latins le langage et le raisonnement étaient fondateurs du droit. La formation classiquement reçue par les juristes en fut longtemps l’illustration. Force est de constater que ce n’est plus le cas. Le langage et ses subtilités, qui constituent pourtant une arme absolue de l’avocat, sont broyés par le laisser aller et la facilité, mais aussi par l’intelligence artificielle qui y substitue son langage propre « 1. 0 ». Pour ce langage binaire, tout est identique, conforme et homogène. Un fœtus et un pneumatique sont traités de la même manière. Les algorithmes qui utilisent ce langage pénètrent progressivement le fonctionnement de l’institution judiciaire. Les procédures ont vocation à être intégralement codées, passées à la moulinette des chiffres et de ces outils qui créent leur propre réalité.

Que dire du raisonnement ? Le syllogisme du juriste disparaît au profit d’un raisonnement par corrélation dont nos méthodes de recherche sont l’illustration. Le raisonnement traditionnel du juriste tend à disparaître.

Sur le plan anthropologique la rupture est absolue. La machine ne connaît pas les subtilités de l’humain. Elle les évacue. Tout ce qui est humain lui est étranger…

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, LEURE ET MYTHE.

On le voit, l’intelligence artificielle transforme le travail de l’avocat et donc l’avocat lui-même en le privant de ses armes traditionnelles. L’intelligence artificielle ressemble à l’intelligence humaine mais sa ressemblance est purement artificielle. Elle reproduit les résultats de la pensée sans reproduire la pensée elle-même. Mais elle cherche à se substituer à l’intelligence humaine. Or contrairement à ce qu’affirme la doxa régnante la science ne permet pas encore de laisser prévoir l’avènement de la singularité technologique, c’est-à-dire de ce moment où la machine sera dotée des mêmes capacités que l’humain. Je renvoie à cet égard aux très importants travaux de Jean Gabriel Ganascia. Mais ce phantasme a la vie dure. Il a la puissance des mythes…

C’est à la lumière de ces analyses qu’il est maintenant possible de s’interroger sur l’indépendance de l’avocat et sur sa mission de défenseur des libertés.

LA LIBERTE L’INDEPENDANCE DE L’AVOCAT EN QUESTION.

Nous le voyons l’indépendance de l’avocat est remise en cause par l’avènement de l’intelligence artificielle et son immixtion dans le monde judiciaire. La seule solution est dans la maîtrise, dans la mise en œuvre du théorème de Katz « machin + men » /(mettre signe supérieur) « machin or men ». Il doit considérer l’intelligence artificielle uniquement comme une machine. Il doit lui refuser de se substituer à lui. Il ne doit la concevoir que comme un moyen de mieux exercer sa profession, un « plus ». Pour ce faire, indépendamment de sa nécessaire connaissance de la programmation et des paramètres en fonction desquels les algorithmes sont créés, il lui appartient de retrouver les chemins de la justice, de l’équité et de l’humanité qu’il doit réintroduire au cœur de son travail comme du fonctionnement de l’institution judiciaire. Réintroduire l’humain que la machine cherche systématiquement à évacuer… tant il est vrai qu’il est étranger à l’intelligence artificielle. Au nom de la justice. Le besoin de justice ne se satisfait pas d’une application brute et technique des règles de lois mêmes les plus complexes.

La solution est dans l’humanisme que l’avocat doit incarner ; mais pas un humanisme d’opérette. Il doit se lever pour refuser les moments où cette intelligence artificielle prend le pouvoir et installe sa prééminence. Dans son dernier livre Eric Sadin écrit qu’« il relève de notre responsabilité au regard de notre héritage humaniste d’user de notre droit à faire barrage, partout où nous nous trouvons, à des mécanismes qui travaillent à imposer, à toutes les échelles de nos existences, un ordre unilatéral et infondé des choses. On peut appeler cela une éthique en acte de nos convictions ou une salutaire mise en pratique d’une politique de légitime défense ». Günther Anders avait affirmé auparavant « la critique de la technique est devenue aujourd’hui une affaire de courage civique ». Et Simone Weil « à partir de maintenant il nous faut assurer collectivement la défense de notre vie et de notre travail contre les instruments et les institutions qui menacent ou méconnaissent le droit des personnes à utiliser leur énergie de façon créative ». Hauts les cœurs donc !

LES LIBERTES A DEFENDRE FACE AUX DATAS ET AUX ALGORITHMES

Un deuxième champ de réflexion doit être ouvert ; il concerne la défense des libertés des justiciables. Celles-ci sont remises en cause, atteintes, altérées par le fonctionnement de notre société envahie par l’intelligence artificielle. Qu’il s’agisse bien sûr et en premier lieu de dénoncer le pouvoir de ceux qui se cachent derrière tous ces outils d’intelligence artificielle ou en second lieu de faire valoir la nécessaire intervention humaine sur les choix des datas ou des algorithmes dans le déroulement du procès. Débattre des partis-pris de leurs concepteurs ! C’est là que se jouera demain la défense fondamentale des libertés. Il en va aussi de la procédure ; elle a toujours été considérée comme étant le cadre sans lequel les libertés individuelles étaient atteintes ou remises en cause. Demain la procédure sera imprégnée par le fonctionnement des algorithmes et le procès par le choix des datas. Antoine Garapon met en évidence dans son livre « justice digitale » combien l’enjeu du développement de cette justice digitale est celui du pouvoir. Celui qui conçoit le logiciel, qui choisit et construit l’algorithme, qui constitue les datas détient et exerce un pouvoir. Il faut intervenir sur ces choix pour que la liberté du justiciable soit préservée faute de quoi « les dés seront pipés » au préjudice des plus faibles. Que de champs nouveaux pour les défenseurs des libertés individuelles !

Telle est la gageure, non sans risques ni dangers quand on sait que considérant que la maîtrise serait impossible, certains prônent le refus de l’intelligence artificielle ! Mais avons-nous le choix ? La défense des libertés n’est-elle pas à ce prix ?

 



15/02/2019
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