AVOCATS 2.0

AVOCATS 2.0

Ma dernière conférence sur le "Transhumanisme judiciaire".

Parler d’un transhumanisme juridique ou judiciaire semble incongru. Et pourtant, le monde juridique et judicaire est lui aussi devenu le terrain d’élection de nos apprentis sorciers de l’intelligence artificielle. D’où des mutations profondes qui révolutionnent les métiers judiciaires et le Droit. Or le droit a un rôle fondamental dans la structuration de la vie sociale et donc dans le développement des êtres humains.

 

 

 

Le Droit peut être le bras armé du transhumanisme s’il est décorrélé de son rôle traditionnel et classique qui consiste précisément à structurer la vie sociale. Et à l’inverse il peut constituer le socle, le pilier de granite sur lequel s’appuiera une politique préservant l’homme en tant qu’animal social politique et religieux de tous les dérapages d’un éventuel transhumanisme.

Voilà pourquoi je vous propose de nous poser trois questions :

  • Quel est la fonction du droit ?
  • En quoi le droit est-il menacé dans l’exercice de son rôle fondateur notamment et en particulier par l’immixtion perturbatrice de l’intelligence artificielle qui est le vecteur du transhumanisme moderne ?
  • Quelles sont les ruptures qui font le lit du transhumanisme juridique et judiciaire ?

 

I – LA FONCTION DU DROIT

 

Les mondes du droit et de la Justice sont très sensibles au poids du passé. Ils sont peuplés de symboles, de traditions, d’usages dans lesquels ils puisent leur force structurante.

Dans notre système occidental classique, le droit a historiquement une fonction anthropologique ; il structure les rapports sociaux, c’est sa vocation première. Pourquoi et comment cette conception classique a-t-elle vu le jour ?  Comment s’est-elle développée ? Qu’était-elle devenue lors du surgissement technologique et numérique ? 

1-   Les origines.

Il y a un héritage grec de la science du droit. Les grecs ont pensé la politique en termes d’ordre juste. Le combat d’Antigone illustre l’exigence du respect des lois supérieures. D’où la pensée fondatrice selon laquelle le pouvoir doit veiller à toujours rendre possible dans la société la recherche de ce qui est anthropologiquement juste.

Dans cette conception l’art de légiférer n’est pas l’art de gouverner ; le droit n’y est pas soluble dans la technique.

 

Selon Michel Villey l’héritage grec est que « le droit est l’objet de la justice » : « selon l’analyse d’Aristote, le droit découvre par observation de la réalité sociale, et confrontation de points de vue divers sur cette réalité, parce que le droit, objet de la justice au sens particulier du mot, est précisément la bonne proportion des choses partagées entre membres du groupe politique ». Alors que Platon cherche un idéal, Aristote est le fondateur d’un droit naturel qui est une méthode expérimentale. Le juste selon la nature, fruit de l’observation n’est pas enfermé dans des textes.

 

Si nous devons le droit aux grecs, nous devons la loi aux Romains. Chez les Romains l’établissement du règne de la loi ne procède pas d’un calcul rationnel mais de l’expérience pratique de la justice et des passions humaines ; la justice y est cette vertu dont l’objet propre est d’attribuer à chacun la part qui lui revient. Alain Supiot explique que le droit romain est né d’un enveloppement de la « Lex » par le « jus » ; le « jus » absorbe la « lex » ; il la digère.

Michel Villey cite Cicéron pour qui les lois sont « le service d’une juste proportion dans le partage des biens et les procès des citoyens ». Et pour conclure, il écrit ceci : « voici donc un droit qui ne tombe pas d’en haut ; ne découle pas d’un souverain, d’une doctrine de théologiens ou de moralistes, ni ne s’enferme dans les lois ». Le droit romain s’est nourri d’Aristote.

 

Quel fut l’apport du Christianisme ?

 

Saint Augustin, confronté aux invasions barbares et aux hérésies, n’avait pas connu la philosophie d’Aristote. Cet immense mystique développa l’idée tant analysée et discutée, de notre soumission aux lois profanes même injustes. Pour lui la justice est une rectitude morale absolue qui puise sa justification dans l’ancien et le nouveau testament. Son idéal est que les lois humaines s’alignent sur les lois de la justice chrétienne. La cohérence de Saint Augustin est spirituelle. Son objectif est que le droit devienne chrétien. Venant d’un non-juriste l’augustinisme marquera l’histoire du droit et constituera une tentation récurrente.

 

Qu’en fut-il de la révolution grégorienne ? Nous sommes au Moyen Âge.  La Renaissance est encore loin.  Saint Thomas d’Aquin va apporter le renouveau de sa pensée imprégnée par l’influence aristotélicienne. Le christianisme apporta au monde une distinction inconnue jusque-là, entre le pouvoir temporel et l’autorité spirituelle, ce « lien qui sépare » selon la formule de Pierre Musso, qui sépare le droit de la théologie. Michel Villey pourra écrire qu’avec Saint-Thomas la philosophie chrétienne ouvrira les portes au droit profane. Le droit prend son indépendance, son autonomie ;

 

Il se dissocie du spirituel et du religieux, tout en gardant sa fonction structurante.

Pierre Musso reprend le même argument qu’Alain Supiot « cette rencontre entre le christianisme–foi sans loi–et le cadavre juridique romain–loi sans foi–est une aubaine et un événement d’une portée considérable ». Pour lui le juge a pour rôle de dire le droit. Travail profane. Il n’est pas là pour diriger les actions humaines ou rendre les hommes vertueux… Distinction capitale qui se déclinera de différentes manières ; elle fut fondatrice. Huit siècles d’ordre juridique en résulteront…Pour l’occident le droit fut donc pendant des siècles une science ayant pour objet le rétablissement de l’ordre juste.  

2-   L’avènement de la modernité.

Avec la naissance de l’Etat de droit. Deux grandes cultures juridiques de l’Occident en sortiront, celle de la Common Law d’une part et celle du droit continental romano germanique d’autre part. Avec l’État de droit apparut une tradition juridique typiquement occidentale caractérisée par le fait que le droit s’y est affirmé comme une technique placée entre les mains d’experts qui n’ont pas besoin de s’interroger sur la raison des lois. L’autonomie de l’ordre juridique en découle. Avec l’affranchissement révolutionnaire qui procédera d’une dérive par une rupture du point d’équilibre qui avait été trouvé, le nouvel ordre juridique sera soumis aux idées et plus tard à des idéologies.

 

Avec l’époque moderne, accouchée par les Lumières et la Révolution française, on assiste à l’érection des idées en idoles. L’homme va façonner la société ; l’idée du changement fera son chemin pour devenir une sorte de totem ; l’homme adopte une conception constructiviste de la société et de la politique ; il met l’ordre juridique au service de la politique. Platon le voulait au service de son idéal et Saint Augustin voulait le mettre au service de la religion. Les Etats modernes vont s’affranchir de la référence objective à un droit objet de la justice, pour le mettre au service de leurs politiques, tout en lui substituant un référent idéologique, la thématique des valeurs, des principes républicains et des droits de l’homme….

 

L’évolution scientiste se fit en parallèle, il y a une véritable conjonction historique, nous faisant rentrer dans le règne de la transformation du monde dont l’ordre juridique avait précisément pour objet de nous préserver…

 

Le système classique était dès lors exposé aux ruptures de la modernité.

 

Le droit devient une machinerie, il n’est plus un ordre en soi, autonome. La codification moderne n’a rien à voir avec celle dont nous avions hérité même de Napoléon, dont les artisans tels Portalis qui imposa en parties ses visées à Napoléon, étaient encore imprégnés du pragmatisme et de l’héritage gréco-romain malgré la tourmente de 1789 et 1793.

Nos codes n’ont plus rien de comparable à ceux de 1804. Les méthodes et les techniques législatives ont été transformées. Leur lecture et leur appréhension sont de plus en plus difficiles, y compris pour les juristes.

 

Nous ne connaissons plus aujourd’hui qu’une accumulation de textes, de lois, de règlements, de circulaires toujours plus complexes, détaillées, techniques. Le cadre juridique de nos sociétés contemporaines s’est transformé. Le droit a perdu son universalité. Les sciences l’ont envahi et désintégré ; elles l’ont parcellisé et ont dissous sa substance propre et structurante.

De cette évolution marquée par une déstructuration du cadre classique, va naître un mode d’organisation juridique marqué par trois caractéristiques :La disparition du droit au sens classique et le déclin corrélatif des lois : inflation des lois, volatilité, impuissance à saisir un monde trop compliqué ; la loi perd sa majesté et sa valeur. Cet univers fait de complexité constitue un terrain propice au développement de la technologie.

 

Nous sommes passés de la contractualisation au contractualisme, le contractualisme étant le dernier avatar de la déstructuration de notre système juridique. Le contrat se substitue au statut ! Le mouvement « Law and Economics », né outre-Atlantique, qui prend une place grandissante trouve son origine et plonge ses racines dans cette mutation idéologique. L’une des meilleures illustrations n’en est-elle pas notre système de contrats d’adhésion et l’aberration de la soi-disant contractualisation qui nous fait signer des pages de conventions rarement lues à chaque fois que nous voulons conclure ou nous engager ? Un « clic » entrainant une adhésion à un contrat que l’on affirme avoir lu en cochant une case sur un formulaire électronique, sans avoir rien lu, et après avoir répondu que l’on n’était pas un robot…

 

La digitalisation du droit. Un phénomène nouveau se produit sur le plan juridique avec l’avènement des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Olivier Iteanu, avocat, qui est un de nos meilleurs spécialistes du droit numérique et des communications électroniques, a écrit un livre dont le titre significatif est « Quand le digital défie l’État de droit ».

Il y développe un argumentaire mettant en évidence de quelle manière ces sociétés qui viennent pour l’essentiel des États-Unis, et ceux qu’il appelle les libertariens californiens, se placent volontairement au-dessus de notre système juridique et de nos lois, afin d’imposer leurs règles, ou plutôt leur absence de règles, leur « freedom of speech ».

Ainsi, notre système juridique est-il ébranlé sous les coups de boutoir d’un univers non juridique, marchand, épris d’une liberté sans limites et destructrice; le tout grâce à la conjonction entre l’évolution de notre système juridique interne et l’immixtion de la science et de la technologie numérique.

 

II- LES CONSEQUENCES DE L’IMMIXTION TECHNOLOGIQUE ET DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE SUR LE DROIT ET LA JUSTICE

 

La technologie numérique a toutes les caractéristiques du mythe. La machine donne le sentiment d’être dotée d’un pouvoir illimité. Elle fascine, en même temps qu’elle fait peur. Elle nous persuade que même si nous nous trompons les bénéfices seront supérieurs aux désagréments. Le robot nourrit notre rêve trompeur d’immortalité autant qu’il s’en nourrit.

 

En réalité, l’intelligence artificielle n’a rien d’intelligent ; elle se réduit à la maîtrise de la technologie, ce qui est déjà beaucoup….

Si la machine analyse les masses de datas, d’une manière plus performante et plus rapide que l’homme, elle est incapable de se diversifier ; c’est le paradoxe de Moravec. Le robot capable de battre le meilleur joueur de go au monde est incapable de fournir la recette d’une omelette !

Il s’agit donc de démystifier l’intelligence artificielle.

 

En un mot, selon l’expression de Julien Bergounhoux : « l’intelligence artificielle ressemble à de l’intelligence mais cette ressemblance est artificielle…. »

Et Thierry Vieville ajoute « il faut rendre les choses bêtes pour les faire faire par une machine, évacuer la pensée par des calculs » !

On ne peut ignorer les progrès accomplis dans les domaines de l'intelligence artificielle ; néanmoins elle ne pourra jamais rivaliser avec l'homme sauf dans les rêves les plus fous, essentiellement pour trois raisons propres à la nature humaine: l’hyper complexité non cartésienne, l'intentionnalité, le registre culturel et symbolique. Certains n’hésitent pourtant pas à parler de singularité.

 

La singularité est précisément ce moment charnière où l’intelligence artificielle deviendra intelligente, au sens humain du terme. C’est le moment où la machine serait susceptible de prendre le pouvoir sur l’homme ; le moment où elle ne sera plus seulement artificielle…. L’âge de la singularité technologique n’est pas encore pour demain.

Jean Gabriel Ganascia, auteur de deux livres importants « Le mythe de la singularité » et « L’intelligence artificielle vers une domination programmée » ne partage pas la croyance de plus en plus communément répandue et savamment entretenue en la singularité. Il ne partage pas la croyance généralisée en ce mythe d’une intelligence de la machine susceptible de se rebeller contre l’homme.

 

Il dénonce le fait que les conditions seraient réunies pour créer de la conscience ou de la volonté au cœur du fonctionnement de l’intelligence artificielle. Pour lui les machines n’ont ni conscience ni volonté propre. Et il explique en même temps que les machines n’ont d’ailleurs aucun besoin d’émotion, de conscience ou de volonté pour être intelligentes au sens que l’on donne à l’intelligence artificielle. Et, pour lui, ce n’est pas demain la veille…. Pourquoi ? Comment ? Tout simplement parce qu’il est possible d’être intelligent au sens de l’IA, sans comprendre ce que l’on dit ou fait…. C’est à ce point que son analyse est déterminante et éclairante. L’intelligence ainsi mise en œuvre consiste à relier « inter-legere » les masses de données, les big datas. Car ce sont les données, leur quantité et leur utilisation, qui nous dépassent et font le mythe et en tous les cas la puissance de l’IA !

Jean Gabriel Ganascia va encore plus loin en expliquant qu’il n’y a aucun lien entre la puissance de calcul des machines et leur capacité à simuler et à imiter. La puissance qui crée le pouvoir de l’IA résulte de cette capacité de traitement et d’elle seule.

 

C’est ici que s’immisce le mythe…la fausse croyance…. la gnose artificielle !

 

L’IA est et doit son existence à ses capacités techniques, objectives, opérationnelles qui nous aveuglent et nous font croire en son pouvoir imaginaire.

Le mot intelligence vient autant de inter legere que de leg qui signifie choisir, cueillir, rassembler. Il affirme dès lors qu’il est nécessaire de réintroduire de l’humain dans le fonctionnement de la machine, n’hésitant pas à faire référence aux mises en garde du Pape Benoit XVI…

« Je ressens enfin le devoir de réaffirmer que tout ce qui est réalisable sur le plan scientifique n'est pas pour autant licite sur le plan éthique. La technique, lorsqu'elle réduit l'être humain à un objet d'expérimentations, finit par abandonner le sujet faible à la volonté du plus fort. Se fier aveuglément à la technique comme unique garante de progrès, sans offrir dans le même temps un code éthique qui plonge ses racines dans cette même réalité qui est étudiée et développée, reviendrait à porter atteinte à la nature humaine, avec des conséquences dévastatrices pour tous. » 

 

De son côté, Nick Bostrom, dans son best-seller « Superintelligence », qui considère que les scenarii dans lesquels la machine peut prendre un avantage stratégique doivent être examinés avec inquiétude, et qui analyse les voies et les moyens de résoudre les problèmes posés par cette super intelligence, conclue que « le défi qui nous fait face est plutôt d’être fermes sur notre humanité : ne pas céder sur nos fondamentaux, notre bon sens, notre bonne humeur courtoise, même dans la mâchoire de ce problème contre-nature et inhumain ».

 

Le débat sur la justice digitale est celui du pouvoir ; le pouvoir de la machine ou des hommes ?

 

Derrière son pouvoir trompeur se cache celui de différents acteurs du numérique qui profitent de notre asservissement à l’intelligence artificielle pour exercer leur influence. Le pouvoir de ceux qui constituent les big datas et surtout de ceux qui élaborent les algorithmes…

 

Antoine Garapon met en évidence le risque majeur d’expulsion du juste et du droit par l’immixtion de la technologie numérique. Et ce risque est en train de devenir réalité dans les projets du ministère de la Justice en matière pénale notamment.

 

Mais contrairement à la conception à laquelle il se rallie trop facilement, le droit n’est pas qu’un système juridique constitué à partir des lois. Le droit est la science du juste. 

Car s’il est vrai que le Droit est une technique parmi d’autres il n’est pas une technique comme les autres. Lui seul peut grâce à sa fonction anthropologique rendre humainement viable le machinisme technologique. Cette fonction lui confère une place singulière dans le monde des techniques : celle d’une technique d’humanisation de la technique. Voilà pourquoi l’expulsion du juste et du droit du monde judiciaire est doublement lourd de conséquences.

 

Au moyen de démonstrations scientifiques Antoine Garapon insiste sur la profondeur et l’ampleur du pouvoir que la machine est susceptible de prendre, à cause et au moyen de la disruption que provoquent le langage graphique, le numérique, les datas et les nouvelles technologies. Voilà pourquoi nous devons maintenant nous interroger sur la nature des ruptures provoquées par cette immixtion perturbatrice de la science dans le monde du droit et dans le fonctionnement de l’institution judiciaire.

 

III- LES RUPTURES

 

1 - La rupture technique.

Dans son livre « la technique ou l’enjeu du siècle » Jacques ELLUL a analysé les différents caractères du phénomène technique. Pour lui la technique a toujours été soumise à la notion d’autonomie de l’humain; avec le système technicien, c’est l’humain qui devient l’objet premier et principal du système technique. Cette inversion explique la dominance par la technique- à laquelle Jacques Ellul reconnait une nature totalitaire - dont l’humain est incapable de se défaire. Quels sont ses caractéristiques ?

Mark Alizart qui développe une quasi métaphysique de l’intelligence artificielle a écrit: « la machine ne calcule pas, ne pense pas, mais est son calcul ». 

Ce système correspond à l’émergence d’une gouvernementalité algorithmique, thème développé par Eric SADIN ainsi que par Antoinette Rouvroy:

« c’est une fiabilité sans vérité, une personnalisation sans sujet, un pouvoir sans autorité….Comme tel, le big data échappe, de manière fugitive, à la critique ; il échappe à la discussion ; il échappe à la démonstration fondée sur l’argumentation opposée. Les indices et signaux du big data n’appellent pas de réponse autre qu’un signal contraire ou confirmatif par un jeu de balance et de corrélation. Les indices et signaux n’appellent pas de réponse autre qu’une réaction, réaction qui tient et relève du réflexe, …pas de la réflexion ! Ils mettent le syllogisme hors-jeu. »

 

2 - La rupture sémantique.

L’un de ces paradoxes de notre époque, non le moindre, est la fausse emprise de la parole. Nous vivons dans le bruit continu des médias. Les mots nous assaillent. Ils entretiennent en nous l’illusion d’un pouvoir du langage symbolique. On n’a jamais autant parlé et autant écrit qu’aujourd’hui. Nous ne cessons d’écouter, de lire et de nous exprimer. Nous échangeons et dialoguons en permanence, sur tout et pour rien. Et, pourtant….

Cette multiplication de l’usage de la parole et de l’écrit a pour effet de désacraliser les mots et de leur faire perdre leur symbolisme. Le langage parlé et écrit se vulgarise, perd de son pouvoir.

En même temps l’intelligence artificielle transforme le langage ; elle opère une mutation d’une profondeur bien supérieure à celle de l’imprimerie avec laquelle on a trop facilement tendance à la comparer. Pour ce nouveau langage tout se traduit en « 1.0 ». Un fœtus et un pneu sont traduits, écrits de la même manière sans distinction. Royaume de l’uniformité extrême.

Éric SADIN a décrit ce processus de la manière suivante : « l’univers chiffré de l’ordinateur devient progressivement l’univers tenu pour réalité dans lequel nous nous insérons ».

Cette rupture est d’une importance capitale pour les juristes quand on sait l’importance qu’ils ont toujours accordé à la langue et à ses subtilités.

 

3 - La rupture épistémologique.

L’épistémologie est une partie de la philosophie qui a pour objet l'étude critique des postulats, conclusions et méthodes d'une science particulière, considérée du point de vue de son évolution.

Traditionnellement, comme l’analyse Christian ATIAS dans son traité d’épistémologie juridique « le savoir du juriste ne saurait se limiter à la connaissance des dispositions légales et de leur mise en œuvre, ni surtout ceux caractérisés par un tel objet : il est plus vaste et s’approche beaucoup plus intimement de la réalité, des choses, de la nature et de l’être ». Il estime qu’il y a une grande indétermination du contenu du savoir juridique qui est une source de très grande perplexité. La science juridique est le fruit d’une alchimie entre des principes d’interprétation, un vocabulaire et des distinctions ; c’est-à-dire de tout ce que le bouleversement technologique remet en cause !...

Le droit a perdu son autonomie propre au profit de la technique juridique.

 

4 - La rupture rhétorique.

L’avocat est considéré de manière traditionnelle comme maître dans l’art de l’argumentation !

Elle nous vient des grecs. C’est à Aristote que l’on attribue son invention et celle du syllogisme qui permet de générer mécaniquement une conclusion vraie si les prémices sont vraies ; son travers étant le sophisme. Elle comporte quatre parties l’invention, la disposition, l’élocution et l’action.

Elle est fondamentalement la science de l’argument ; le triomphe de la raison.

Or les algorithmes et l’IA imposent un mode de raisonnement par corrélation qui se substitue au syllogisme. Le syllogisme est incompatible avec l’algorithme.

Stéphane LARRIERE expose que nous assistons à la fin du syllogisme juridique. :« Bâtir un raisonnement et forger une conviction sur la foi du big data revient à extirper des faits ou des éléments à partir d’une traduction de données brutes. Ces données brutes, collectées en mode continu, sont produites à partir des actions ou des comportements adoptés sur les réseaux. Elles peuvent aussi être numérisées à partir d’une réalité située en dehors des réseaux.

Mais, les données du big data, quelle que soit leur apparente complétude et le temps quasi réel de leur traitement, ne sont en aucun cas la réalité du monde. Elles ne constituent qu’une forme de représentation numérique ou numérisée du monde, inter-médiée. Au mieux en sont-elles une conversion numérisée. Confondre le monde avec sa représentation numérique pour nourrir la réflexion juridique revient à réduire sa réalité à des réseaux ou des agrégats de données et à limiter la portée du raisonnement, à en éroder la force ».

 

5-  La rupture de l’automatisation.

Dans un très célèbre article paru en 1983 dans la revue Automatica, Lisa Bainbridge, cogniticienne à l’University Collège de Londres, mit en lumière ce qui est au cœur du problème de l’automatisation : les concepteurs de programmes informatiques présupposent que les humains sont peu fiables et incompétents en comparaison avec les ordinateurs. Tout semble fait pour que l’humain devienne le maillon le plus faible de la chaîne. L’automatisation broie l’humain au prétexte de ses fragilités.

Nicholas Carr : « Reflétant une foi quasi religieuse dans les nouvelles technologies, l’IA se définit par sa grande méfiance à l’égard des humains et par sa volonté de les évincer de la boucle, ce qui tient lieu de réponse toute faite à la question à quoi bon avoir encore recours aux humains ? ».

Et plus loin il ajoute :"L'automatisation nous transforme en observateurs passifs. Au lieu d'être aux commandes, nous nous contentons de regarder un écran. Cette évolution nous simplifie sans doute la vie, mais elle a un profond impact sur notre rapport à la connaissance et à l'apprentissage.

 

6 -La rupture de l’information.

Wickers : « Le marché des prestations intellectuelles est caractérisé par l’asymétrie d’information entre le professionnel et son client ».

Le client s’adresse à un professionnel parce qu’il ne dispose pas de ses compétences. Le développement de l’information tous azimuts, vulgarisée, démocratisée, mise à la disposition de tous, transforme fondamentalement cette relation, alors que l’asymétrie demeure. C’est tout le paradoxe et la complexité du développement et de la diffusion de l’information.

 

7 -La rupture économique.

Elle se décline de plusieurs points de vue :

  • Il y a tout d’abord le fait que si l’information est difficile ou chère à produire, sa reproduction est gratuite. Exemple de Wikipédia.
  • S’agissant du domaine juridique, l’ensemble des textes de loi, des données jurisprudentielles, ainsi que des analyses des professionnels du droit sont accessibles par tous de manière gratuite sur Internet.
  • En sens inverse l’avocat lui-même a accès à des services qui sont de moins en moins onéreux, comme les matériels qu’il utilise.

La rupture technologique introduit de nouveaux modèles économiques, en particulier l’économie de la fonctionnalité. Celle-ci est illustrée par le modèle du marché des téléphones portables. On ne vend plus un téléphone ; on vend des fonctions qui seront utilisées au moyen du téléphone et facturées par la suite.

8-  La rupture du travail.

La révolution technologique transforme le travail au risque selon certains même de le faire disparaître. Le robot remplace l’homme parce qu’il travaille à sa place. L’enjeu de l’augmentation de l’homme est précisément celui de la redéfinition de son travail et de son sens ; de la plus-value que l’homme peut apporter ; ce qui fera toujours sa spécificité.

Nicholas Carr :"Bien que feuilleter les pages d'un dossier papier puisse aujourd'hui sembler archaïque et contre-productif, cette méthode de lecture donne au médecin une première idée des antécédents médicaux du patient sur plusieurs années.  La présentation plus rigide des informations sur écran l'empêche d'avoir une vision d'ensemble de la situation." Les avocats seront très vite concernés. 

 

9- La rupture anthropologique.

La rupture technologique provoquée par l’intelligence artificielle nous met face à un défi anthropologique. Ce défi se cristallise autour de la relation nouée par l’homme avec l’outil informatique, autour de l’outil informatique, à cause de l’intelligence artificielle dont il est le créateur et qui concurrence la sienne, parfois avec sa complicité, ou sa passivité.

Les progrès de la science posent un problème éthique. L’éthique se définit comme la science de la morale ; déjà Aristote s’était interrogé sur « les éthiques ». La question se pose s’agissant de l’intelligence artificielle et des robots sans laquelle ces derniers ne seraient que de simples automates.

En 1950 l’écrivain Isaac Asimov et ses lois comportementales tout en concluant que le « robot–étique » reste à inventer…

  • Le robot ne doit pas faire de mal. À qui ? À l’homme ! Comment ? Grâce au contrôle de l’homme !
  • Le robot doit obéir aux ordres des humains si cela ne contredit pas la première loi c’est-à-dire si on ne lui fait pas faire de choses mauvaises. Voilà qui nous renvoie au contrôle par l’homme !
  • Enfin, lorsqu’il est susceptible d’acquérir une certaine autonomie, le robot doit veiller à sa propre identité à la condition de ne pas aller à l’encontre des deux premières lois.

L’avocat Henri Bensoussan prône une reconnaissance de la personnalité des robots et donc de leur responsabilité. Il écrit : « avec l’introduction de l’intelligence artificielle, la robotique non plus ne pourra être encadrée par la seule norme juridique et la composante éthique revêt un caractère essentiel ». Il s’agira selon lui d’encadrer les interactions entre l’intelligence artificielle du robot et l’homme dès leur conception, par des règles éthiques.

Refusant la morale, nous faisons appel à l’éthique pour fixer un cadre arbitraire et légal aux dérives provoquées par nos choix libertaires ou technologiques.

En vérité, la question est de savoir si les capacités nouvelles que ses capteurs et ses algorithmes donnent aux robots justifient qu’on leur reconnaisse une liberté, plutôt que de vouloir inventer une éthique, sans morale, artificielle, arbitraire parce qu’on a décidé de laisser le champ libre aux robats…. La reconnaissance d’une personnalité propre ne résulte-t-elle pas d’une démission face à l’influence des robots ? Nous créons une éthique de confection qui n’a d’autre raison d’être que de nous donner bonne conscience dans notre course aux progrès…

Allons encore un peu plus loin… N’y a-t-il pas dans cette dérive, dans cette tentation, le souhait de voir se réaliser un désir profond de n’avoir plus à commander qu’à des machines, de s’entourer de robots susceptibles de remplacer l’homme de manière à n’avoir plus à résoudre la problématique première de l’homme sur terre qui est de gérer sa relation avec l’autre et par là-même avec ce qui au fond de lui relève de l’universel ?

 

CONCLUSION

 

En réalité le robot et les progrès de son intelligence artificielle, son autonomie, ses capacités sans cesse plus développées, renvoient l’homme à lui-même. Pas de faux alibi ! Car l’autonomie et la liberté du robot sont le produit de notre programmation ! S’ils nous échappent c’est de notre fait et de notre responsabilité.

Oui l’homme augmenté est un défi pour l’homme ! Et ce défi est au centre du droit dans sa recherche de ce qui est juste.

 

Le droit, et par voie de conséquence ce dont il est la science, auront un rôle essentiel à jouer, précisément parce qu’ils sont structurants. Voilà pourquoi, notre réflexion est capitale dans ce moment charnière, énigmatique, inquiétant, mais passionnant où nous nous trouvons ; moment que Bernard STIEGLER qualifie « d’époque de l’absence d’époque », marquée par « la fin de la théorie ».

 

Y aura-t-il une époque nouvelle pour l’humanité grâce à, ou malgré, son augmentation technologique ? Que sera la théorie d’après la théorie ? A quoi ressembler-t-elle ? Cela me fait penser au sportif Fosbury qui inventa une nouvelle technique de saut en hauteur ; et après lui on ne sauta plus jamais comme avant !

 

Les risques liés à la prise de pouvoir de l’IA seraient démesurés, l’humain pouvant y perdre sa liberté, sa dignité et sa capacité de faire s’épanouir les facultés propres et irréductibles à la machine que sont l’émotion, l’inventivité, la créativité.

Mais nous ne pouvons pas tourner le dos aux progrès technologiques.

 

Kasparov battu aux échecs par Deep Blue constate qu’associé à l’ordinateur il battra l’ordinateur. C’est le théorème de Katz « machine + men ». Arnaud de Lacoste combat la thèse de la singularité technologique en plaidant pour une synergie « homme-machine ».

 

L’homme ne peut pas refuser les progrès de la science. Par contre il doit se les approprier en ne renonçant jamais à considérer la machine la plus performante comme un outil. En même temps pour les juristes un défi essentiel est à relever ; il s’agit de redonner au droit sa fonction anthropologique dans le défi lancé à l’homme par l’intelligence artificielle.

Nous avons vu que l’exigence est double :

Si on cesse de le réduire à une technique comme les autres au service de visées politiques ou idéologiques, le droit a un rôle essentiel à jouer pour préserver l’homme animal social des effets potentiellement pervers de la technique transhumaniste.

Les juristes doivent préserver leur fonction au service de la justice des conséquences déstructurantes de l’immixtion de la technique dans leur art.

 

Pour ce faire, il est nécessaire de se référer à une philosophie intégrale, à un humanisme inspiré, à une conception de l’homme refusant la dissociation suicidaire entre le corps et l’âme qui est au cœur du transhumanisme. En un mot nous avons besoin du catholicisme et du réalisme intégral de Saint Thomas d’Aquin. Nous devons vivre notre temporel tel qu’il doit être, couché dans le lit de camp du spirituel selon la formule de Charles Péguy. A ce prix nous pourrons obtenir que les progrès de la science demeurent au service de l’homme et de sa destinée éternelle ! Telle est selon moi la gageure face aux risques du transhumanisme dans sa version juridique et judiciaire!

 



02/10/2018
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